Lansing, capitale de l'état du Michigan.
Devant une salle de réception luxueuse.

Un doigt qui se glisse dans un col serré, des mouvements sur place pour tenter d'échapper discrètement à ce tissu qui moulait pas forcément les bonnes parties de votre corps, des regards jetés quand vous allumiez votre cigarette à la sauvette avant d'en souffler négligemment la fumée... Tel était le début de cauchemar que Clarence McPherson vivait depuis déjà trop longtemps. A peine avait-il tourné à l'angle pour atteindre le lieu du rendez-vous qu'on lui avait fixé qu'il s'était cru entré dans une autre dimension. Les nœuds papillon côtoyaient les chignons compliqués, des rires distingués accompagnaient des sujets profonds et tous les visages souriaient jusqu'aux dents, à croire que toute cette mascarade les enchantait. Regrettant déjà d'avoir accepté cette soirée, Clay tentait de fumer tranquillement sa cigarette tout en toisant du regard le moindre curieux. De toute évidence, il avait beau avoir fait l'effort de l'apparence, on lisait sur son visage que tout ceci lui était inconnu. La responsable de cette farce ? Sa jolie cousine Bethany Reagan. Il l'avait rencontré quelques jours plus tôt sur le campus de la MVU et à croire que cette rencontre tombait à pic, elle l'avait convié à ce gala de charité organisé dans la capitale en faveur d'une cause encore inconnue. Ayant déjà oublié le nom de l'association citée, il avait accepté, croyant pouvoir enfin passer un moment agréable en compagnie de Beth. Mal lui en avait pris. Son sourire satisfait avait caché manigances et certainement horreurs dans lesquelles il s'était engagé. Sans oublier la surprise d'un costume plusieurs pièces que sa mère avait insisté pour l'aider à revêtir qui avait manqué d'écraser la fierté de Clarence par terre d'un piétinement de talons... Non ce début de soirée promettait le pire des moments.

D'un geste dégoûté, Clay passa sa main dans ses cheveux bouclés que sa mère avait étonnamment réussi à faire tenir en arrière et lisses, lustrés par on ne sait combien de tonne de gel. Il avait tout simplement l'air d'un pingouin et à cause de sa barbe rasée, un pingouin adolescent qui plus est. Lorsqu'il daigna enfin jeter son mégot à quelques pas de lui, il sentit une main tapoter doucement sur son épaule. Il eut à peine à se retourner qu'il découvrit sa cousine dans ses plus bels apparats. Si toutefois elle n'était pas de sa famille -certes par alliance, il l'aurait peut-être trouvée à son goût quoique bien trop sophistiquée pour ne pas dissimuler quelconque vice. Il n'était pas le seul à l'avoir reconnu semble-t-il et quand il remarqua les exclamations de joie qui s'éveillaient autour de lui, il manqua de défaillir. Finalement, il se tourna vers Bethany et ouvrit grand les bras, arborant une mine aussi réjouie que feinte. Sur un ton maniéré qui laissait douter de sa sexualité, il s'exclama alors à voix haute : « Bethany Grace Louis Reagan, mais quel plaisir de vous voir enfin là ! Je dois dire que vous m'avez fait fort attendre mais au vu de votre élégance, je vous pardonne votre retard. » Il n'avait pas lésiné sur la caricature. La serrant ensuite dans ses bras, fortement pour lui faire comprendre, il lui murmura à l'oreille : « Tu vas me le payer. »

Lorsque son père avait ouvert cette énième invitation et pesté de façon virulente contre tous ces galas à la con pour lesquels on dépensait de l'argent public inutilement et durant lesquels des mendiants aux causes obscures vous extorquaient des milliers de dollars après avoir fait pleurer dans les chaumières, Beth avait vu l'occasion idéale de briller. Elle n'avait pas bronché face à la vulgarité plutôt étonnante de son gouverneur de père et s'était saisie du carton, affirmant qu'elle irait, si cela le dérangeait tant. Contrairement à son républicain de paternel, la brunette se sentait réellement concernée par toutes ces causes humanitaires ou caritatives et si elle avait pu offrir une somme d'argent conséquente à chacune d'entre elles, elle l'aurait fait. Mieux encore, ce gala tombait à pic et lui permettrait de trouver l'association parfaite qui bénéficierait de la générosité des Omega Phi. En effet, chaque année les filles organisaient plusieurs évènements et reversaient l'intégralité des bénéfices à une association aux moyens microscopiques. Cette soirée était l'occasion parfaite de jauger de l'intérêt de cette association-là. Bien évidemment, Bethany ne pouvait se rendre à cette soirée seule et représenter sa famille. Ca aurait été d'une incomparable rudesse. Il lui fallait un cavalier. Néanmoins, la jolie brune ne savait pas spécialement à qui confier cette lourde tâche. Elle avait bien évidemment songé à Elliott, mais redoutait leur première sortie officielle en tant que fiancés. Elle n'était pas prête à répondre aux nombreuses questions, à recevoir d'hypocrites félicitations et à étaler un bonheur feint qu'elle ne ressentait pas. Non, elle préférait reculer pour mieux sauter... dans quelques temps. C'est en croisant Clarence que l'idée germa dans sa cervelle bien faite : il était parfait pour le rôle. Enfin, pas vraiment. Mais après quelques menus changements et à condition qu'il ne fasse pas la bêtise d'exprimer son désaccord en public, il était parfait. Et étrangement, il avait accepté.

D'ailleurs, la vision de Clarence ce soir-là lui arracha un sourire satisfait. Son intuition était la bonne : il se glissait parfaitement bien dans son rôle. A condition, certes, d'oublier son affreuse cigarette. Parfaitement apprêtée pour l'occasion, ses cheveux relevés en un chignon structuré et sa silhouette sublimée par une robe couture vaporeuse et fluide, Beth rejoignit enfin Clay, avec quelques minutes de retard. Un comble pour une femme comme elle, pour qui la ponctualité était la plus douce des qualités. Néanmoins, lors de ces évènements, il était important de montrer son importance. Et les gens de son rang se devaient d'être en retard et de soigner leur entrée pour que les regards soient rivés dans leur direction. Elle avait simplement dû oublier de mentionner cette règle élémentaire à son cousin. Tant pis. Tout sourire, Bethany se figea quelque peu durant l'accolade de Clarence, peu rompue à ces familiarités, et surtout en public. Elle se détacha d'ailleurs de son étreinte, non sans avoir enfoncé ses ongles dans l'épaule de son cousin, lorsque celui-ci avait apparemment décidé de lui briser les côtes et la colonne vertébrale par la même occasion. Quel ingrat. Une fois libérée des grandes paluches de son cousin, Beth recula de quelques pas, le regard appréciateur, pour admirer l'ensemble de son oeuvre, tel un Pygmalion des temps modernes. Après quelques secondes, elle se rapprocha prestement pour se saisir de sa cigarette à moitié consumée, qu'elle éteignit d'une moue dégoûtée avant de la jeter dans la poubelle non loin. Une bonne chose de faite. Et non, elle n'allait pas le lui payer. Ils allaient payer une excellente soirée et Clarence la remercierait de cette sortie pour les siècles à venir. Au moins. « Cesse donc d'être si rabat-joie, je suis persuadée que tu vas passer une excellente soirée. » susurra-t-elle, caressante, comme pour l'en persuader. Après un dernier regard circulaire sur son costume, Bethany épousseta une épaule pour y faire disparaître un pli disgrâcieux avant de complimenter son cousin. A sa sauce. Heureusement que sa voix douce et agréable la sauvait de toute situation. « Je peux savoir quel miracle est arrivé à la végétation luxuriante qui s'épanouissait sur ton crâne ? Je te préfère comme ça. » conclut-elle. Sa chevelure ébouriffée et bouclée lui donnait l'air d'un éternel ado. Là, il avait un côté Gregory Peck dans Vacances Romaines auquel Audrey Hepburn n'aurait pas résisté. Et oui, les icônes de Bethany ne pouvaient pas être modernes. La modernité n'avait fait que tuer l'élégance et le glamour. Comme le portier les invitait à rentrer, la jolie brune adressa un subtil coup de coude à son cousin pour qu'il lui tende le bras, avant de lui offrir un dernier compliment, cette fois-ci plus direct : « Tu es très élégant, Clarence. » Oui, contrairement au reste du monde, Beth refusait de le nommer Clay, même si cela avait tendance à l'agacer plus que de raison. Mais après tout, ses parents l'avaient nommé ainsi, et ça n'était sûrement pas pour que des post-adolescents tronquent ce très joli prénom par un diminutif disgrâcieux. « Et j'espère que je peux compter sur toi pour avoir un comportement à la hauteur de ton costume trois-pièces. » Sous-entendu : je connais ton esprit critique et ta propension aux sarcasmes et si tu essayes ça ce soir, je t'éviscère.

Une excellente soirée ? Se moquait-elle ouvertement et publiquement de lui ou bien le monde d'un membre de la famille Reagan était simplement une bulle marginalisée de luxe et de bonnes manières ? Les clichés des familles riches étaient donc réels ? Clarence ne pouvait croire que la petite fille aux tresses parfaites qu'il avait connu et taquiné durant sa longue enfance était aujourd'hui une jeune femme reconnue dans le mondain, qui savait manier autant les formules que sa propre apparence qui était pour tout dire bluffante. En plus d'être magnifiquement belle, Bethany se permettait même de régler les défauts de Clay. Si seulement il lui avouait combien de temps il s'était énervé sur ce nœud papillon, une notice affichée sur internet, pour que finalement il se retrouve à moitié étranglé par ce bout minable de tissu. Il n'avait pas de honte à ne pas être comme elle. A vrai dire, le choc des cultures était presque intéressant. Le mot était là : la soirée serait intéressante tout au plus. Lorsque Bethany critiqua sa tignasse brune, il marmonna quelques blasphèmes envers l'éthique qui disait qu'un homme beau était un homme coiffé et gominé sous une masse collante et odorante. Sur un ton frustré, il ajouta alors : « Et toi à croire que tu suis les mêmes codes vestimentaires jusque sur le campus... » Une manière plus ou moins maladroite de lui dire qu'elle était aussi raffinée lors de cette soirée que quand il la croisait dans les couloirs de l'université. A sa demande, il lui offrit un bras à contre-coeur et lorsqu'elle y eut glissé le sien, il avança de quelques pas avant de pénétrer dans les lieux, oubliant de faire passer la demoiselle d'abord. Il n'en eut même pas cure malgré le regard offusqué du portier qui eut du mal à retourner à ses occupations le sourire aux lèvres.

Clay n'avait pas relevé l'effort de Bethany pour l'appeler par son prénom complet. Elle était l'une des seules étudiantes à le faire et s'il s'en était plaint à maintes reprises, elle semblait décidée à le nommer avec le nom dont ses parents l'avaient affublé. Certes, il le détestait mais il le garderait à vie et il doutait qu'un avocat célèbre et de renom ne puisse s'afficher comme Clay McPherson... L'occasion s'y prêtait, il allait s'y plier. Comme si elle lisait dans ses pensées, sa cousine le mit en garde sur son attitude. Elle savait de quoi il était capable sitôt qu'il s'ennuyait ou que quelque chose ne lui plaisait pas. Ici la politesse primait sur la franchise. Bien dure idée à se mettre dans le crâne. Haussant les épaules, il la laissa implicitement le guider aux meilleurs endroits tandis qu'il murmurait, distrait : « Je tâcherai de faire de mon mieux. Petite question cependant, renverser accidentellement mon verre sur un costume hors de prix fait-il partie de l'éthique pour montrer son désaccord ? » Fier de sa boutade cynique, il lui adressa un sourire en coin. Il hésitait encore entre le besoin de laisser aller sa vraie nature agaçante et ne pas gâcher le moment privilégié qu'il partageait avec sa cousine. Les événements de la soirée allaient sans doute faire pencher la balance...