Le pavillon des Kappa venait d'être ébranlé par le spectacle qui venait de s'y dérouler. Les mémoires s'en souvenaient encore, les sourires apparaissaient parfois à la réminiscence d'un moment plus drôle qu'un autre. D'autres grimaçaient de douleur. Depuis quelques minutes, l'avant de la demeure avait enfin était délaissée et tout le monde était retourné à ses occupations comme si rien ne s'était passé. Un garçon lui s'était hâté en courant de rejoindre son pavillon pour qu'on ne puisse le reconnaître. Il s'était regardé dans un miroir, avait poussé un juron puis s'était défoulé sur la pauvre chaise à côté de lui. Il avait fait et refait les cent pas durant plusieurs minutes, dans l'attente de sa décision. Il ne pouvait décemment pas sortir comme ça. Avant même d'avoir pu atteindre le rez-de-chaussée, un confrère l'aurait interpellé et aurait compris ce qui s'était passé. Pour la première fois de sa vie, le jeune homme ne voulait pas subir les interrogatoires. Pour la première fois il voulait fuir. Et c'est après s'être dissimulé le visage qu'il opta finalement pour le bâtiment universitaire qui, au-delà de le mettre à l'abri des curieux, trouverait peut-être le moyen de remédier aux douleurs différentes qui irradiaient son visage depuis trop longtemps.

La porte de l'infirmerie claqua d'un coup de talon, se refermant derrière un étudiant. Il portait une veste grise qui semblait porter les stigmates d'une rencontre ferme avec le sol. Différents taches boueuses ou d'herbe avaient imprégné le tissu, il y avait même un trou près de l'épaule. Autant dire qu'il n'avait rien de présentable face à l'infirmière. Et lorsqu'il retira la capuche rabattue sur son visage, on devina aisément qu'il venait de se battre. Se mordant les lèvres de nervosité, le visage de Clarence portait un joli panel de sang et autres ecchymoses plutôt désagréables à regarder. Sans même s'expliquer, il prit soin de rabattre les stores pour que personne ne puisse le remarquer de l'extérieur. Il se tourna ensuite vers l'infirmière Ellisha qui paraissait perplexe. Haussant les épaules, il finit par lâcher sur un ton monocorde : « Quoi ? Je me suis trompé je suis tombé sur la cafétéria ? C'est pas ton travail de rabibocher les étudiants ? » Visiblement honteux de s'être montré comme ça, Clay n'avait pu se retenir d'être une nouvelle fois insolent. Il s'assit sur le lit médical et attendit en silence sans même se préoccuper d'Ellisha. Son arcade saignait encore légèrement et quelques gouttes perlaient parfois pour tomber sur ses vêtements. Le sang de sa coupure à la lèvre, lui, commençait à coaguler et à former une croûte laide sur sa lèvre enflée. En clair, on aurait simplement pu reconnaître McPherson à ses grosses boucles brunes qui dans la bagarre s'étaient emmêlées en une sorte de tignasse informe.

Une journée comme une autre, pendue au téléphone avec Bianca. Adossée à une des fenêtres de l'infirmerie, Elisha faisait le plein de potins concernant les étudiants de la MVU, jetant de temps à autre un œil vers l'extérieur, à l'affut de tout ce qui aurait pu nécessiter son intervention. Il faut dire que les heures devenaient particulièrement longues lorsque personne ne tapait à votre porte. Un peu de paperasse, quelques mots échangés avec des collègues de passage, et on se retrouvait à distraire son amie bibliothécaire pour tout et surtout n'importe quoi. Elle dut cependant se résoudre à raccrocher, puisque contrairement à elle, sa collègue avait du boulot. L'ennui n'eut même pas le temps de pointer à nouveau le bout de son nez que -ô miracle- un étudiant ensanglanté vint ensoleiller sa journée. Moins réjouissant, il s'agissait de Clarence. Clarence qui faisait d'ailleurs comme chez lui, rabattant les stores, s'adressant à la blonde comme du petit personnel et s'installant sur le lit sans y être invité. Arquant un sourcil, son désarroi laissa vite place à un léger agacement, piquée au vif par cet apparent dédain. Il faut dire qu'elle n'avait pas l'habitude de se faire traiter de la sorte par le garnement. Loin de se laisser désarçonner, la demoiselle rassembla un petit butin composé d'une boite de compresses, de l'alcool -ignorant volontairement le désinfectant sans alcool, et donc indolore-, du coton ainsi qu'un coton tige. Elle imbiba ce dernier du liquide transparent, et le pressa contre la plaie de l'arcade. C'est ce moment qu'elle choisit pour enfin entre-ouvrir les lèvres, sifflant d'un ton trop mielleux pour être sincère. « Ce qui ne l'est pas, c'est d'entendre tes jérémiades. Alors on va s'en tenir à un plan tout simple : je vais essayer de te rendre un peu moins désagréable au regard en commençant par ton arcade abimée, et toi, tu te contentes de grimacer en silence. » Avoir un Sigma entre ses murs, dans cet état, devrait la réjouir. Surtout lorsque ce sigma en question faisait preuve d'arrogance et d'un ton hautain si facilement répréhensible à cette confrérie. « Oh j'oubliais, ca risque de piquer un peu. » Cependant, elle ne parvenait pas à vraiment profiter du spectacle, détournant ses prunelles claires lorsqu'elle venait à appuyer plus que nécessaire sur son arme en coton. Sa conscience se portait pourtant bien, il l'avait mérité, comme il avait mérité la correction que son détracteur lui avait asséné. C'est ce qu'elle supposait tout du moins. Sa confrérie de bourgeois pédants avait un certain talent pour se rendre insupportable. Tandis qu'elle effaçait les quelques gouttes de sang échappées le visage d'Elisha laissa apparaître un fin sourire amusé. « Par contre la simple infirmière que je suis n'a pas encore trouvé de remède médical pour rapiécer ton ego. » Une lutte avait créé ces dégâts, assurément ; et vu son état, il n'était pas sortit vainqueur de l'entrevue. Quoiqu'elle en dise, elle était intriguée par ce qui avait put causer tout ceci. Simple recherche de ragots, ou réel intérêt ? Peut importe, au final.

Être désagréable envers un membre du personnel n'était déjà pas rare mais lorsqu'il s'agissait d'Ellisha il s'en faisait un plaisir. Clay se faisait toujours un plaisir de lui rappeler qu'il n'avait pas toujours été l'étudiant lambda qu'elle s'efforçait de lui faire comprendre. D'ordinaire il se montrait plus délicat, voire mielleux, contrastant avec son attitude normalement hautaine. C'était bien la raison qu'il évoquait, que cette apparente gentillesse était volontaire plutôt que d'avouer éprouver une quelconque sympathie – passée ou présente – envers la jolie blonde. Aujourd'hui était un jour différent. Il venait de se battre enfin avec Enzo Reed, le président des Kappa pour son plus grand soulagement. Si porter des coups avait été salvateur pour évacuer toute la pression qu'il avait accumulée ces dernier temps, recevoir des coups avait par contre été plus difficile à avaler. Loin de sous-estimer son excellence à manier les mots, il devait se résigner à être un piètre bagarreur. D'habitude il s'en serait moqué mais là en plus d'avoir été laminé publiquement, il devait supporter un peu plus l'humiliation en se rendant jusqu'à l'infirmerie. Autant tendre un autre bâton pour se faire battre. Lorsqu'Ellisha s'approcha de lui avec le nécessaire tout en le rabrouant, Clarence haussa les épaules avec un sourire perfide. « A t'entendre autrefois j'avais certainement pas un visage dégueulasse à regarder. » Il tenta un regard vers elle mais à ce moment précis, elle appliqua un coton tige sur son arcade sanguinolente. La douleur lancinante et surprenante qui suivit ce contact lui arracha un fort grognement à défaut d'avoir pu crier. Sans pouvoir l'arrêter, le jeune homme se contenta alors d'heurter légèrement son tibia de son pied pour lui faire comprendre qu'il ne supporterait pas longtemps cette mascarade. « Je t'ai toujours trouvé un peu sadique sur les bords, à croire que ça te plait. » Grommela-t-il, bougon. Elle se vengeait, c'était là tout son mérite.

Clarence garda enfin le silence, se contentant d'afficher quelques grimaces quand l'infirmière passait sur des zones sensibles. Pour être franc, tout son visage était irradié par la douleur. Elle pouvait toujours faire attention à son arcade et solliciter sa pommette, c'était toujours aussi désagréable. Enfin Ellisha poussa sa curiosité à travers une réflexion mal placée pour un égocentrique comme Clay. Ses mâchoires se contractèrent sous l'agacement mais il tenta de garder ce visage impassible qu'il maîtrisait tant. « Mon égo se porte très bien, merci de t'en inquiéter. Sais-tu que le vainqueur ne se mesure pas toujours à celui qui est le moins amoché ? J'ai eu ce que je voulais c'est le principal. » Espérait-elle réellement qu'il allait lui conter ses malheurs comme le ferait un étudiant auprès d'une assistance sociale ? Tous les deux savaient que la vie de l'autre ne les intéressait pas plus que ça et même s'il y avait toujours eu cet atome crochu et bien dissimulé, Clarence dénigrait toujours ouvertement ce qui concernait la jeune femme. Enfin, elle s'écarta un peu de lui, délaissant son visage. Ne bougeant pas d'un pouce, il lâcha, vaincu mais d'une voix toujours agressive : « Et option kiné tu l'as prise ? Jouer les héros, ça donne de sacré contractures, tu ne voudrais pas que je rate plusieurs jours de cours ? » L'aveu était inconcevable : il avait besoin qu'on prenne soin de lui après cette haine qu'on lui avait jeté sur le dos. Si ses yeux bleus demeuraient toujours neutres, pour une fois, il se sentait lassé et épuisé de devoir jouer le garçon que rien n'atteint. Il voulait juste lâcher prise mais hors de question qu'Ellisha en soit la principale spectatrice.

Elisha se savait détentrice d'une chance peu commune. Alors que Clay servait à qui veut bien l'approcher une froideur qui ferait reculer n'importe quel gaillard, elle jouissait d'un aspect plus doux du personnage. Il est facile de s'habituer à cette docilité, et d'en oublier que derrière ce rideau aux couleurs chatoyantes se dissimule un loup aux crocs bien aiguisés. Faible qu'elle est, avait cédé à cette facilité. Là voilà essayant de ne se pas faire dévorer, tout simplement. « Les erreurs sont faites pour être oubliées. » Maugréa-t-elle, visiblement agacée qu'une quelconque allusion sur un passé révolu fasse son apparition dans la conversation. Ne lui avait-elle pas demandé de garder ses lèvres scellées ? Il n'écoutait rien, pour changer. Soufflant chaud et froid, si bien qu'elle ne savait pas vraiment où elle se positionnait, la demoiselle s'arma d'un murmure argumenté d'une moue espiègle. « A dire vrai, ce n'était pas tellement ton visage qui m'intéressait. » Légère provocation, basée sur des mensonges. Quitte à échanger quelques soupires, elle ne l'aurait choisit ni étudiant, et encore moins de cette confrérie qu'elle avait dénigré pendant des années. Et encore, cela n'aurait été que l'histoire d'une nuit. La vérité était qu'elle s'était laissée surprendre à apprécier un peu de compagnie, aussi mal venue soit-elle. Difficile de mettre un mouchoir sur des écarts lorsque ceux-ci vous le sont rappelé un peu trop régulièrement. Sa politique était simple : considérer Clay comme un étudiant ordinaire.. un étudiant ordinaire qu'elle maltraitait car vexée d'avoir été prise de haut. Voilà. C'est bien beau d'avoir des principes, encore faut-il les respecter, n'est-ce pas ? C'est ce point précisément qui lui faisait défaut. La requête du jeune homme la fit sourire inconsciemment, mais elle y répondit par le silence en premier lieu. Histoire de se donner un peu de contenance, Elisha s'écarta du blessé pour retourner à l'armoire, attrapant cette fois-ci un désinfectant qui lui épargnerait de se faire à nouveau martyriser le tibia. « Alors, quel est le chanceux qui a embrassé tes lèvres avec son poing ? » La question vint de nul part, tandis qu'elle était revenu vers lui et tamponnait plus délicatement la lèvre abimée. Sans lui laisser le temps de l'envoyer sur les roses pour cette indiscrétion, l'infirmière reprit : « Oublie ton orgueil deux minutes et je consentirais surement à t'accorder quelques instants de soulagement. » Autrement dit : réponds à ma question et peut-être, seulement peut-être, tu aurais ce que tu souhaites. En soit, savoir l'identité de son partenaire de boxe ne l'intéressait pas, et qu'il s'agisse de X ou Y, cela ne ferait pas de différence à ses yeux. Néanmoins, il était impensable d'aller dans le sens du jeune homme sans demander une contrepartie. Et comme il n'était pas des plus loquaces et enclin à se confier, c'est sur ce point qu'elle appuyait.

Des provocations et autres mensonges éhontées pour mieux dissimuler sa gêne. Ellisha avait toujours été comme ça : quand Clarence avait le malheur de retrouver son acerbité et sa mauvaise foi, l'infirmière tentait tant bien que mal de gérer ce changement en le remettant à sa place. A vrai dire, elle pouvait se vanter d'être l'une des seules personnes à avoir expérimenté l'aspect plus lisse et moins agressif du jeune homme. Et autant dire que c'était plutôt rare ces derniers temps. C'est pourquoi il se contentait de ne pas répondre et d'esquisser un faible sourire – la moindre trace de sourire que la douleur à sa lèvre lui permettait d'exécuter – pour lui faire comprendre qu'il n'était pas dupe. Autant s'évertuait-elle à n'établir entre eux aucun lien sinon celui du personnel et du corps étudiant, autant ce dernier s'efforçait de lui rappeler ô combien ils avaient profité d'une toute autre relation, il fut un temps. Ca remontait à trois années bientôt et si Clay ne passait pas le plus clair de son temps aux alentours de l'infirmerie, il se débrouillait toujours pour lui rappeler qu'il existait et qu'il n'oubliait rien. Une vieille rancœur quant à l'issue de cette brève idylle et les critiques qu'elle avait proférées à l'encontre de sa confrérie si chère. Lorsqu'Ellisha lui lança que ce n'était pas son visage qui l’avait intéressée, il n'avait pu retenir un ricanement prétentieux. Levant ses yeux bleus vers elle quand elle s'éloigna et opta pour un désinfectant plus doux, il lâcha d'une voix monotone mais qui sous-entendait trop de choses : « J'ai cru le comprendre. »

Ellisha revint à lui et entreprit cette fois de s'attaquer à sa lèvre entaillée. Si le désinfectant ne provoquait plus aucun picotement, Clay ne put s'empêcher à nouveau de grimacer quand la question fatidique tomba. Qui était donc le responsable de cet visage amoché ? Serait-elle si fière de l'apprendre ? Ca n'était pourtant pas compliqué de réfléchir quelques instants à son adversaire. Le jeune homme n'avait jamais caché le ressentiment qu'il pouvait éprouver à l'égard d'autres étudiants alors lorsqu'il s'agissait d'une haine plutôt tenace, tout le monde devait déjà être au courant tout autour du campus. « Pourquoi, tu comptes aller lui demander comme a-t-il réussi à me faire un ravalement de façade ? » L'exagération de ces derniers mots montrait à quel point Clay avait honte de s'être fait démonté ainsi. Oh, ce n'était qu'une histoire de rivalité, qui ne menait pas au résultat qu'on pouvait trouver dans les ruelles mal famées. Mais c'était suffisant pour l'avoir blessé au-delà des coups. Quelques phrases bien précises résonnaient encore dans sa tête, comme les coups supplémentaires. La jolie blonde crut lire dans son regard puisqu'elle souleva là, tout le point de l'histoire : l'orgueil de Clarence. Pensait-elle réellement lui faire du chantage ? Haussant les épaules, il contourna aisément la difficulté : « Et bien il te suffit de chercher dans tout le campus l'énergumène qui a à peu près la même gueule que la mienne. » Ne venait-il pas de répondre ? Mais peu à peu, son visage s'assombrit et son regard perdit de sa combativité. Il saisit alors le poignet d'Ellisha pour l'écarter une seconde de sa lèvre avant d'ajouter, sur un ton plus bas : « Puis-je compter sur ta discrétion quant à ma venue ici ? »