ENZO REED

Si durant les tout premiers jours de la rentrée scolaire les bizuts, débordant d'admiration pour la confrérie, s'étaient pratiquement intégralement tenu à la règle de vie en collectivité la plus stupide du monde -toujours manger tous ensemble, malgré qu'ils soient beaucoup plus nombreux qu'un groupe de scouts en camp de vacances- pour la deuxième semaine, les premières années semblaient enfin avoir compris qu'aucun Kappa Beta Omega ne prend la peine d'attendre pendants des dizaines de minutes les retardataires et de s'échiner à être servi tous en même temps, ceci étant clairement des efforts vains. Et puis bon, comme à leurs yeux les anciens de la fraternité sont pratiquement des dieux vivants, ce n'était qu'une question de temps pour qu'ils finissent par s'éparpiller gaiement dans tout le campus à l'heure du déjeuner. Ainsi, lorsque je monte à l'étage du pavillon universitaire après avoir attendu fatalement de pouvoir sortir de mon cours d'étude de l'hébreu, Dieu merci je me retrouve seul et non entouré d'une dizaine de garçon avide d'en savoir plus sur la MVU. Etrangement, il semblerait que ce soit principalement les bizuts qui gravitent dans le coin et non les plus âgés. Je jette sans aucune gêne mon sac dans la pièce, il ne manquerait plus que je me sente gêné maintenant que je suis membre du cercle, et j'attrape une bière dans le mini-frigo qu'un ancien président avait eu la bonne idée de placer au même endroit qu'où se situer la télévision, certes vieille, mais toujours en état de fonctionner. M'asseyant dans un des fauteuils je lance à Enzo Reed, dont les bruits de pas digne d'un conquérant sont reconnaissable entre mille, du moins de mon point de vue, sans même me retourner: « Red Wings contre Predators. Nashville n'a aucune chance de battre Détroit, ça me ferait presque mal au cœur... ».

Le pavillon des Kappa Beta Omega était franchement un putain d’havre de paix comme on en voit rarement et Enzo ne pensait pas ça parce qu’il en était le président. S’il le pensait c’était avant tout parce qu’en passant les portes de la bâtisse, il pouvait voir les bizuts s’occuper de la pelouse et qu’aucun d’eux ne semblaient s’en plaindre. Bien sur, n’importe qui ne pouvait pas prétendre devenir un de ses frères, voilà pourquoi ces bizuts devaient se sentir fiers de porter le tatouage des KBO. Enfin, ils étaient sans doute fiers d’avoir un président comme Enzo, le mec parfait. Bref, une fois entrée, c’est d’un pas assuré que l’étudiant se rendit dans le salon où il entendait la télévision allumée. A peine quelques bribes de dialogues entendus qu’il comprit qu’un match de hockey allait se jouer. Timon l’accueillit en annonçant qu’il s’agissait de Nashville face à Détroit. Timon était un membre de la confrérie et en plus, il était dans l’équipe de hockey. Rien qu’en le voyant, Enzo ne pouvait que se sentir mieux, après tout, non seulement le capitaine de l’équipe le surpassait dans tous les domaines mais en plus, Timon avait le privilège d’avoir pour modèle Enzo. A moins que le président des KBO se fasse des films, mais il se foutait bien de savoir si c’était vrai ou non. Si Enzo le croyait, c’est que c’était vrai. Toujours est-il que l’étudiant en sociologie se posa vivement dans le canapé, en fasse du match juste après s’être servit une bière. « Pas faux… Mais j’attends de voir ce que va donner Weber pour cette saison. » Le défenseur et capitaine des Predators. Après une gorgée de bière, puis une seconde et une troisième, il reprit, en tournant un instant son regard vers Timon. « Alors, tu t’es bien entrainé cet été ? » Un sourire vicieux prit place sur le visage du garçon. Même si Enzo aimait bien Timon, il lui faisait clairement comprendre – ou pas, d’ailleurs – que, malgré ses entrainements, il ne serait pas aussi bon que lui. Et en même temps, c’était une question piège, qu’est-ce que l’étudiant était censé répondre à son capitaine, qu’il s’était entrainé, bien sur. Enzo Reed appréciait vraiment sa position. Et pour se féliciter lui-même de la vie qu’il avait, il reprit quelques gorgées tout en posant son regard sur la télévision.

Je ne peux m'empêcher de laisser paraître une moue dubitative au nom de Weber, en bon grand supporter des Red Wings. Non seulement, il s'agissait de l'équipe la mieux classée du Michigan, mais en plus ils étaient originaires de la même ville que moi, à savoir Détroit, le choix était donc vite fait entre les deux adversaires. Mon regard reste rivé sur l'écran de la télévision, tandis que l'image des joueurs patinant d'une part jusqu'à l'autre du terrain s'affichent légèrement crépitante. Lorsque Enzo me demande si je me suis entraîné pendant les vacances d'été, un demi-sourire cynique passe sur mes lèvres. Contrairement à bon nombre de mes camarades de la MVU, je ne passe pas ces quelques mois de relâche en Europe, à Palm Springs ou encore dans les Hampton, destinations favorites des américains un peu au-dessus de la classe moyenne, dont l'université semble être majoritairement peuplée. J'hausse les épaules, avant de répondre de ma voix las habituelle: « Bien sûr. » Mon ton n'est même pas emprunt d'hypocrisie, pour la simple et bonne raison que c'est tout naturellement la dure réalité: j'ai passé les dernières semaines à travailler à la miteuse caisse d'une patinoire en centre-ville, en échange d'un misérable salaire, ainsi que l'accès à la glace. Bref, rien de bien intéressant pour résumer. « Tu as des plans pour débuter la saison ? J'ai essayé de réfléchir à nos points forts et points faibles pendant l'été... » Je me tais. Enzo semble m'apprécier, mais j'ai conscience que ce n'est pas pour ma grande gueule, donc je prend des pincettes à chaque fois que j'expose une nouvelle idée. En règle générale, je ne parle pas et me contente d'observer, analyser, réfléchir à ce qui se passe autour de moi, parce que je tiens à la place de choix que j'occupe actuellement. Le cerveau de l'ombre, le numéro deux... Je pourrais trouver plein de désignation plus ou moins cool pour appeler ça, mais il paraitrait que j'ai d'autres choses à faire. Si je me débrouille bien, je peux même lui faire croire que les stratégies que je met en place viennent de lui, ce qui me convient parfaitement.

Alors qu'un sourire succinct traversait son visage à l'entente de la réponse positive de Timon, le garçon restait dubitatif, bien qu'il ne doutait pas que le membre de sa fraternité fasse tout pour le satisfaire. Enfin, ce n'est pas comme s'il avait le choix. « C'est ce que nous verrons sur la glace. » Répondit-il sèchement, sans détourner son regard de la télévision, grimaçant de temps à autre devant un match trop peu rythmé à son gout. Ce n'est qu'une fois une crosse entre les mains que Timon pourra vraiment prouver qu'il n'avait pas passé ses vacances à se la couler douce. Il n'était pas bon vivre dans l'équipe dont Enzo était le capitaine en prenant ce sport comme une simple activité du dimanche, à moins de vouloir passer l'année en tant que remplaçant, et subir ses railleries impitoyables chaque jour d'entrainement. « Au cas où, je te réserve déjà ta place sur le banc. Je suis convaincu que tu ferais un bon distributeur de serviette. » Qui aime bien châtie bien il paraît. Pour le président des KBO c'était plutôt une maxime de vie, et c'est pour ca qu'on le respectait autant qu'on le craignait. Complètement avachit sur le canapé, il absorba encore quelques gorgées de bière avant de réagir à la question de Timon sur ses plans. Il siffla entre ses dents dans un ton qui ne laissait pas de place à la contradiction. « Évidemment que j'ai des plans. » Si l'équipe était talentueuse, c'était bien grâce à lui, mieux valait que personne ne l'oublie. Certains avaient la beauté et l'intelligence, lui avait les deux, la vie est injuste. Malgré tout, les idées de Timon n'étaient pas toujours mauvaises, même plutôt bonnes quand il s'y mettait. Ainsi l'étudiant se tourna légèrement vers lui, son visage marqué par l'ironie. « Fais-moi rêver, que donne tes réflexions sur nos points faibles ? » Leurs points forts étaient évident, et sa présence dans l'équipe en faisait évidemment partit. Timon ne devrait pas prendre cette question à la légère, si Enzo l'appréciait et l'écoutait généralement d'une oreille attentive, les choses pouvaient vite changer.